Comme c'est l'été - et malgré le fait que je lis de plus en plus un peu tous les soirs avant de dormir - j'en profite d'être affalée dans l'herbe ou bien le sable pour dévorer des livres de qualité que je pique en grande partie dans la bibliothèque inépuisablement passionnante de mon exceptionnelle coloc (merci Hélène <3).
Après avoir lu l'excellent Petit Traité de l'abandon - Pensées pour accueillir la vie telle qu'elle se propose d'Alexandre Jollien, découvert un peu par hasard à la bibliothèque (plus d'excuse pour ne pas lire quand on a envie, je pose ça là), j'ai donc naturellement saisi d'une main ferme et déterminée Éloge de la faiblesse du même bonhomme dans la bibliothèque d'Hélène.
Alexandre Jollien, né en 1975 à Savièse, est un philosophe et écrivain suisse. À cause d'un étranglement par cordon ombilical à sa naissance, il est né infirme moteur cérébral comme il le dit dans Trois amis en quête de sagesse. De l'âge de trois à vingt ans, il vit à Sierre (Suisse) dans une institution spécialisée pour personnes en situation de handicap.
Il entre au Lycée de la Planta à Sion en 1997 qui lui ouvre les portes de l’Université de Fribourg où il obtient une licence en lettres au printemps 2004 puis une maîtrise en philosophie.
Je l'ai trouvé juste et passionnant, et m'y suis pas mal reconnue puisqu'il y évoque des situations et réactions, certes liées au handicap, mais finalement éminemment humaines. Il m'a aussi permis de mieux formaliser aussi mes propres expériences et pensées pour structurer mon discours sur le sujet.
Pour ceux qui me lisent sans me connaître, j'ai eu il y a 10 ans un cancer du fémur. Non contente de cette nouvelle, je me suis cassé ledit fémur - certes fragilisé - quelques semaines plus tard par accident.
Résultat : aujourd'hui, ma jambe gauche est plus courte que ma jambe droite, je ne peux plier le genou qu'à moitié et j'ai une greffe fémorale en cours de consolidation. Comme je boîte, j'ai des chaussures adaptées à la longueur de mes jambes et une béquille violette qui m'aide gracieusement à déambuler. Je suis également l'heureuse détentrice d'une carte d'invalidité.
L'Inclusion
Lire Alexandre parler du centre spécialisé où il a vécu 17 ans et le voir soutenir les politiques plus inclusives d'aujourd'hui, et ce dès le plus jeune âge, m'a fait écho sur des exemples très précis dans ma vie.
Sur le site de la SNCF, jusqu'à récemment pour réserver un billet, il fallait entrer les caractéristiques de son voyage, puis cliquer sur un lien "Voyageurs handicapés, rendez-vous sur votre espace dédié."
Est-ce que le handicap définit davantage une personne que son âge ou la couleur de ses yeux ?
Je ne pense pas, même si la caractéristique handicap selon les cas peut nécessiter des aménagements.
A chaque fois que je voyais ce lien, le dépit s'emparait en moi, parce que je savais que la galère allait commencer pour réserver un voyage, le plus souvent paradoxalement dans le but de passer un agréable séjour.
En cliquant donc sur cette phrase - Voyageurs handicapés, rendez-vous sur votre espace dédié - si tristement enfermante, ô joie, on atterrissait sur une autre page. Sur cette dernière, vilaine et vieillotte, il fallait, ô joie bis, rentrer à nouveau tous les critères de son voyage.
Du coup, j'effectuais une recherche sur la page "handicapé.e" et une recherche côté "valide", visiblement considéré comme la norme, ceci dans le but de vérifier que les tarifs jeunes s'appliquaient bien à mes avantages d'handicapée. Ce n'était jamais le cas.
Il m'était donc tout bonnement impossible de réserver en ligne, puisque le site n'avait pas l'air de comprendre qu'on pouvait être jeune et handicapé. A chaque réservation je devais appeler un numéro surtaxé, parfois plusieurs fois au vu du nombre d'appels, pour passer ma commande. Quel cauchemar de démarches pour un chouette voyage que j'aurais pu prendre en 5 minutes en ligne. Bref. Je faisais systématiquement part de ce problème aux opérateurs qui s'en émouvaient plus ou moins selon les cas.
Après des années dans cette situation, figurez-vous que ce cauchemar a récemment pris fin, puisqu'il y a désormais - ALLELUIAAAAAAAA ! - une case à cocher "Voyageur handicapé" (on se battra pour l'écriture inclusive un autre jour) sur la page de réservation. Elle permet ainsi simplement de compléter son profil sur la même page, tout en facilité et en ergonomie, youpi !
La lecture d'Alexandre m'a fait réaliser à quel point cette case, aussi insignifiante soit-elle, m'a fait du bien. Un bien fou ! En effet, en plus du fait qu'il est devenu simple de réserver un voyage en tant qu'handicapé.e (on soulèvera le paradoxe de complexifier une réservation pour des personnes à qui on est censé faciliter la vie), cette case est un symbole fort à mes yeux.
Cette nouvelle case n'en est justement plus une. Elle n'enferme plus, elle ne redirige plus les handicapés ailleurs, sur leur "espace dédié", celui des gens un peu plus compliqués, celui des gens pas comme les autres.
Comme si, avant, on demandait aux handicapé.e.s, de bien vouloir aller dans la pièce à côté pour ne pas déranger les gens normaux qui voudraient bien faire leur réservation ici, dans cet espace qui leur était finalement "dédié" par opposition.
Cette nouvelle case représente désormais simplement une caractéristique de la personne qui voyage, comme on aurait pu cocher "enfant de moins de 12 ans" ou "voyage avec un animal de compagnie". Cette caractéristique en est une parmi d'autres. En fin de compte, on normalise cette caractéristique puisqu'on la rend visible à tous les gens qui réservent. On rend visible et on normalise le fait d'être handicapé.e.
Et ben ça fait du bien. Parce qu'il est déjà si difficile - dans cette société en ce qui me concerne, pas toujours en soi - de vivre avec son handicap, qu'il est appréciable de pouvoir le mentionner simplement, facilement. Qu'on ne présuppose pas pour nous que, parce qu'on coche cette case, tout est super compliqué ou différent. Qu'on n'ait pas plein de démarches chiantes à faire en plus des autres pour dire "Hé ho, bonjour, moi je suis handicapé.e, j'aimerais jouir de mes droits d'handicapé.e s'il vous plaît".
Aujourd'hui, sur le nouveau site de la SNCF, je dis juste "Hé ho, bonjour, moi je suis voyageuse, j'aimerais jouir de mes avantages carte jeune et des droits liés à mon handicap s'il vous plaît." Point. C'est tout. Comme quoi, c'était pas si compliqué.
Aujourd'hui, je suis un.e voyageur.euse qui se trouve être jeune et handicapée. Pas une handicapée qui aimerait bien voyager mais qui ne rentre pas trop dans les cases parce que, bon, quelle idée aussi d'avoir une carte jeune quand on est handicapé.e !
On me prend en compte sans m'exclure, sans me définir par mon handicap qui n'est qu'un seul de mes traits.
Références :
Biographie d'Alexandre Jollien - Wikipédia
Eloge de la faiblesse - Alexandre Jollien
Petit Traité de l'abandon - Pensées pour accueillir la vie telle qu'elle se propose - Alexandre Jollien
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